Journal de bord
L'embarcation est maintenant au port en sécurité, mais je ne ne me voilerai pas la face en prétendant être tirée d'affaires. Les dégâts sont importants, et j'ignore où je suis. Les pêcheurs nomment ce petit village Alcot. En comptant tout le monde du vieillard au nouveau né, ce petit hameau ne doit pas comprendre plus de cinquante âmes, ce qui explique qu'il ne figure pas sur mes cartes. Je n'ai plus de mât et les filets de pêche sont tous tombés à la mer. La coque semble indemne, mais il faudra tout de même que je profite de la marée descendante pour m'assurer qu'elle n'a pas été endommagée. Au moins, le safran a tenu bon, et il me reste une paire de rame.
Quand nous avons quitté Dol Amroth le matin du [date au choix], la houle était acceptable, mais le vent m'inquiétait déjà. Nous sommes partis sans même prendre le temps de remplir le carnet de bord et Darrion, mon père, ne m'a expliqué notre destination qu'après avoir levé l'ancre. Le Cygne Brun n'est qu'une petite embarcation de pêcheurs, nous n'avions encore jamais pris la mer avec un passager. J'ignore encore quel contrat liait mon père à celui qui se fait appeler Aldren, mais il semblait très pressé.
Darrion m'a demandé de mettre le cap vers [direction qui t'arrange] sans préciser notre destination, et très vite je n'ai plus eu le loisir de lui demander des explications. La mer est devenue de plus en plus grosse et le Cygne peinait à tenir face aux rafales. Vers midi, j'ai été forcée de carguer les voiles et d'abandonner tout espoir de garder un cap. En milieu d'après-midi, la luminosité était aussi faible qu'une nuit sans lune et les vagues couvraient constamment la coque de notre petite embarcation de pêche. Je crois que le cordage qui retenait la voile a lâché à peu près à ce moment-là.
Notre passager s'était heureusement réfugié dans la cabine pour ne pas gêner les manoeuvres. Je tenais le gouvernail et mon père tentait d'assurer l'équilibre du Cygne. La brusque ouverture de la voile a fait faire une embardée à l'embarcation. Je me suis cramponnée au gouvernail, puis, profitant d'une relative accalmie, j'ai tranché les drisses du mât à coup de hache. Monter dans le gréement par ce vent aurait été suicidaire. Ce n'est qu'après m'être débarrassée du mât que je me suis rendue compte que Darrion n'était plus à bord. Malgré la grande affection que je porte à mon père, je connais trop bien la mer pour me faire des illusions. Tenter de le repêcher nous aurait seulement condamnés, il était peut-être même déjà mort à ce moment-là.
J'écris ce compte rendu le [date au choix] en fin d'après-midi, soit une semaine après notre départ. Le vent s'est calmé lors de notre première nuit à bord, et j'ai probablement été un peu abrupte quand Aldren m'a demandé combien de temps le trajet allait encore durer. Je ne sais rien de lui, mais une chose est sûre, il n'est pas marin ! Comment aurions nous pu aller où que ce soit sans mât ? De plus, la tempête nous avait entraînés au large, retrouver la terre ferme me paraissait déjà plus qu'improbable. Pour sa défense, je crois qu'il ne s'était même pas aperçu de la perte de notre mât avec tout ces évènements, et son teint était plus proche du vert que du blanc.
Après une nuit houleuse mais sans trop de vent, la mer s'est à nouveau fâchée. J'admets m'être plus d'une fois demandée si cet Aldren n'avait pas offensé une quelconque divinité marine. Cependant, durant cette semaine de gros temps, jamais plus les éléments ne se sont déchaînés comme lors de notre première journée en mer. J'ai rationné l'eau et les vivres, et je dois bien reconnaître que mon passager s'est soumis sans difficulté aux privations, le mal de mer l'empêchant d'avaler quoi que ce soit. Quand j'ai enfin aperçu la côte à l'horizon, il était plus mort que vif. J'ai aussi pu me rendre compte qu'un courant marin nous avait cruellement déportés vers [direction qui t'arrange].
J'ai autant que possible tiré parti du courant pour rejoindre la côte, mais il m'a aussi fallu ramer. Ce pauvre Aldren a fait ce qu'il a pu pour m'aider. J'ai néanmoins les épaules et les bras pleins de courbatures et je serais bien incapable de remâter imédiatement. Mon passager n'a plus soufflé mot de sa destination, et il n'est pas en état de repartir pour le moment, sans compter que j'ignore toujours où nous sommes. Je ne suis même pas sûre de vouloir rentrer à Dol Amroth maintenant que mon père s'en est allé rejoindre les sirènes. Rien ne m'attend là bas sinon des reproches.
Je me nomme Alisha, capitaine du Cygne Brun depuis le [date au choix]. Suite au décès en mer du précédent capitaine, Darrion, j'hérite de son navire de pêche. Je suis la fille aînée de Darrion et bien que ma naissance soit illégitime, ce navire est mon héritage. Mon père avait inscrit au début de ce même journal que le Cygne me reviendrait à sa mort.
Je suis probablement bien loin de Dol Amroth, mon port d'attache. Priscilla et Jarvis sont restés au port, mais je ne pense pas que je rentrerai auprès d'eux même si je parviens à m'orienter. J'en suis désolée pour Priscilla, elle est gentille même si elle semble incapable d'ouvrir les yeux… Si je rentrais, je devrais subir la tyrannie de Jarvis.
Mon petit frère, ou plutôt demi-frère, est une sorte de despote de quinze ans absolument invivable et je n'ai pas assez pitié de sa mère pour rentrer au port. Priscilla s'est toujours voilée la face sur les actes de son fils chéri, et papa étant toujours en mer, Jarvis n'a jamais été cadré. En toute honnêteté, cette version de l'histoire est trop tendre pour mon père. Quand il rentrait à la maison, il était si content de voir son fils que lui non plus ne lui disait jamais rien. J'espère qu'ils sauront se débrouiller sans moi, mais je doute que le travail de tisserande de Priscilla suffise à éponger les dépenses de jeu de son fils.
Priscilla n'est pas ma mère, mais je la considère comme telle. Elle s'est mariée à Darrion alors que j'avais seulement deux ans et je n'ai aucun souvenir d'une vie sans elle. Au début, nous étions proches, puis quand j'ai eu six ans, Jarvis est né. Il a bien failli tuer sa mère en venant au monde et notre vie a bien changé. Mon père s'est mis à l'emmener en mer tous les jours pour alléger la charge de son épouse. Pourtant, je ne suis pas persuadée que mon absence lui ait été profitable. Si j'avais été là, j'aurais pu mettre une bonne paire de claques à mon jeune frère et tout le monde s'en serait mieux porté. Que sa progéniture soit ou non en tort, Priscilla ne s'est jamais remise de l'accouchement et elle n'est plus qu'une ombre maladive et sans volonté depuis.
Je n'ai jamais connu ma vraie mère, et je n'en ai même jamais entendu parler. Je sais seulement que mon père est arrivé à Dol Amroth avec un nourrisson de quelques jours et une chèvre il y a vingt et un ans. Devant l'insistance de mes questions, il a fini par me dire que ma naissance n'étant pas désirée, il avait dû m'emporter. Quand j'entends toutes ces histoires de femmes abandonnées par leurs amants avec un enfant à charge, je me dis que mon père est vraiment une sacrée bonne poire. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé pour qu'il en arrive là, mais Darrion semble en avoir honte… Ou peur, voir peut-être les deux.
J'ai depuis longtemps abandonné l'idée d'en savoir plus sur les secrets de ma naissance et ce n'est pas avec mon père au fond des mers que je trouverai des pistes. Ces quelques lignes dressent un portrait assez fidèle de ma vie banale, et plutôt que de chercher les mystères du passé, je compte bien m'occuper de ceux du futur… Comme par exemple la destination de mon mystérieux passager et ce que ce voyage pourrait me rapporter. Ce n'est pas tout, mais il me faut un nouveau mât et je n'ai rien dans les poches. Si je dois le sculpter moi-même, je ne suis pas prête de reprendre la mer. Ce serait ennuyeux, les vivres sont épuisées.